Chapitre 53
— Bertrand, s’exclama Hildemara, plus blanche qu’une morte, les hommes de Jagang t’écorcheront vif ! Et je me régalerais du spectacle, si tu ne m’avais pas condamnée à subir le même sort !
Le ministre eut un geste nonchalant.
— Tu dis n’importe quoi, très chère ! L’empereur me félicitera d’avoir coincé ici la Mère Inquisitrice et le seigneur Rahl.
Bien que cela lui déplût souverainement, Dalton fut une nouvelle fois d’accord avec l’épouse du ministre. Malgré ses nombreux défauts, cette femme était douée pour la stratégie. Et dans le cas qui les occupait, il ne faisait pas de doute que le peuple – et surtout les Hakens – choisirait de conserver une partie de sa liberté avec l’empire d’haran, plutôt que de subir la tyrannie de l’Ordre Impérial.
Cela dit, pour avoir l’air aussi satisfait, Bertrand devait garder quelques atouts dans sa manche. Quand il s’agissait de tactique, cet homme savait faire montre d’une logique imparable et il ne se laissait jamais influencer par ses émotions. Bertrand sautait uniquement quand le gouffre qu’il voulait franchir ne lui semblait pas trop large. Qu’il ait envie ou non d’être de l’autre côté n’entrait pas en ligne de compte.
De son expérience de juriste, Dalton avait tiré un enseignement précieux : faire perdre du temps à un adversaire se révélait souvent le meilleur moyen d’avoir l’occasion de l’étriper. Mais aujourd’hui, il espérait que Chanboor n’avait pas opté pour une arme qui se retournerait contre leurs propres ventres…
— Bertrand, dit-il, je ne suis pas certain que la manœuvre soit judicieuse. Retarder le seigneur Rahl est une excellente chose, mais pas si cela lui permet de monter notre peuple contre l’Ordre Impérial. Si le vote lui est favorable, nous ne pourrons pas tenir la parole donnée à l’empereur. Une guerre sera inévitable, et nous serons emportés par la tourmente.
— Jagang nous exécutera, renchérit Hildemara, pour montrer ce qui attend tous ceux qui trahiront sa confiance.
Bertrand but une gorgée de rhum. Après avoir posé sur une petite table le gobelet d’argent qu’il avait fait remplir avant de quitter la salle à manger, il savoura un long moment l’alcool puis l’avala.
— Ma douce épouse et mon fidèle assistant, ne voyez-vous pas ce que mon plan a de génial ? Nous bloquerons ici la Mère Inquisitrice et le seigneur Rahl. Quand l’Ordre arrivera, ils seront pris au piège sans espoir de s’en sortir. Vous imaginez la gratitude de Jagang, quand nous lui livrerons sur un plateau d’argent ses deux pires ennemis ?
— Et comment accomplirons-nous cet exploit ? demanda Hildemara.
— Cette affaire de vote durera un mois, soit assez de temps pour que l’avant-garde de Jagang arrive et s’empare des Dominie Dirtch. Les forces de Rahl seront alors incapables de franchir la frontière pour voler à son secours. Jagang deviendra invincible, et il aura obtenu ce qu’il voulait : un pays débordant de richesse dont la population sera contrainte de trimer pour lui. Satisfait, il nous récompensera grassement, n’en doutez pas. Nous régnerons sur Anderith sans avoir de directeurs dans les pattes – ni d’autre opposition, d’ailleurs !
Pour le peuple, pensa Dalton, la vie continuerait. Encore plus pauvres qu’avant, les paysans et les ouvriers s’échineraient pour la gloire de l’Ordre Impérial. Bien entendu, il y aurait des expropriations, des déportations et des morts. Mais la majorité des Anderiens et des Hakens aurait échappé au pire.
Dalton se demanda quel aurait été son destin, s’il n’était pas devenu le fidèle bras droit du ministre. Et Teresa, quel sort aurait-elle connu s’il n’avait pas été impliqué dans la machiavélique combinaison du couple Chanboor ?
— Tout ça semble parfait, à condition que Jagang tienne parole, marmonna Hildemara, toujours pas convaincue.
— Quand nous lui aurons offert un sanctuaire où nul ne peut l’attaquer, l’empereur sera ravi de remplir sa part du marché. Ce qu’il nous a promis en échange de l’esclavage du peuple d’Anderith nous paraît fabuleux. Pour lui, ce n’est rien, comparé à ce qu’il entend s’approprier. Si nous l’assurons qu’Anderith nourrira son armée pendant qu’elle conquiert les Contrées du Milieu, il ne nous refusera rien !
— Et que se passera-t-il si ton absurde scrutin tourne à l’avantage de Rahl ? lança Hildemara.
— Tu plaisantes, ou tu perds la tête ? répliqua Bertrand. Cette affaire-là est la plus simple de toutes !
Dame Chanboor croisa les bras comme si elle défiait son mari de la convaincre.
Dalton aussi conservait quelques doutes sur ce point précis.
— Si je comprends bien, dit-il, vous n’avez aucune intention de laisser se dérouler ce scrutin.
Bertrand regarda ses deux interlocuteurs comme s’il s’étonnait de leur stupidité.
— Êtes-vous sourds et aveugles ? Cette consultation sera un triomphe pour nous !
— Avec les Anderiens, c’est possible, concéda Hildemara. Mais as-tu pensé aux Hakens ? Tu as placé notre destin entre leurs mains, et ils sont largement majoritaires dans le pays ! Ces chiens choisiront la liberté !
— Sûrement pas ! Nous maintenons depuis toujours les Hakens dans l’ignorance, et ils n’auront pas les moyens intellectuels d’évaluer les enjeux. Ils croient tout nous devoir : leur travail, ce qu’ils mangent et même le « droit » de servir dans l’armée. La « liberté » pour eux, est un don que seuls les Anderiens peuvent leur consentir. La vraie liberté, mon amie, est synonyme de responsabilité ! Les Hakens choisiront le chemin le plus facile, c’est évident…
— Comment peux-tu en être certain ?
— Parce que nous ferons ce qu’il faut pour ça ! Des gens à nous leur tiendront des discours larmoyants sur le sort cruel qui les attend s’ils choisissent de vivre sous le joug du seigneur Rahl. Un sorcier, souligneront nos émissaires, qui ne sait rien d’eux et se soucie exclusivement d’augmenter son pouvoir ! Les Hakens auront tellement peur de ne plus ramasser les miettes de pain qui tombent de nos tables qu’ils refuseront de toucher à la miche fraîche que leur offre Rahl. Parce que nous les aurons convaincus qu’elle est empoisonnée, bien sûr…
Dalton pensait déjà à la mise en application du plan de Bertrand – remarquable et riche de promesses, il devait en convenir.
— Il faut agir prudemment, dit-il. Nous devons paraître absolument étrangers à cette opération.
— C’est comme ça que je voyais les choses, approuva Bertrand.
— Oui…, murmura Hildemara, qui commençait à comprendre. Nous devons faire mine d’attendre que le peuple nous guide… et le manipuler en douceur.
— D’autres déclameront pour nous les harangues que nous rédigerons, résuma Bertrand, ravi d’avoir été compris. Il faut à tout prix que nous semblions planer au-dessus de la mêlée, les mains liées par notre goût immodéré de la loyauté. Le peuple doit croire que nous lui confions l’avenir du pays parce que ses désirs et ses besoins sont essentiels à nos yeux.
— J’ai des hommes qui sauront prêcher notre bonne parole, annonça Dalton. Partout où ira le seigneur Rahl, ils passeront après lui et délivreront au peuple le message que nous aurons imaginé.
— Vous avez tout compris ! approuva Bertrand. Et ce message sera plus puissant, dérangeant et effrayant que celui de Rahl !
Alors qu’une stratégie se mettait déjà en place dans son esprit, Dalton agita pensivement un index.
— Le seigneur Rahl et la Mère Inquisitrice ne manqueraient pas de réagir violemment s’ils soupçonnaient que nous sabotons leur travail. Surtout au début, ils doivent ignorer que le peuple écoute d’autres voix que les leurs… Pour organiser des réunions publiques, nos émissaires devront attendre que Rahl et sa femme soient en route pour la ville ou le village suivant.
» Laissons les parler de liberté et d’espoir ! Ensuite, dénonçons leurs mensonges et accusons-les de vouloir conquérir Anderith par la ruse. Si on sait s’y prendre, les gens gobent n’importe quoi, surtout quand ils sont perturbés et qu’on ne fait rien pour dissiper leur confusion. Si nous jouons finement la partie, le peuple nous acclamera alors que nous sommes en train de le trahir. (Dalton sourit enfin.) Et ce vote sera un plébiscite pour vous, Bertrand !
— Ravie de vous entendre de nouveau parler comme l’homme que j’ai engagé, Dalton, dit le ministre.
Pour fêter ça, il reprit son gobelet et but une belle gorgée.
— Si le scrutin lui est défavorable, dit Hildemara, Rahl n’acceptera pas sa défaite, et il aura recours à la force.
— C’est possible, admit Bertrand en reposant son gobelet. Mais d’ici là, les Dominie Dirtch seront entre les mains de l’Ordre, et il sera trop tard pour Rahl ! La Mère Inquisitrice et son mari seront coupés de leur armée…
— … Et coincés en Anderith, acheva Hildemara avec un sourire mauvais. Où Jagang n’aura plus qu’à les cueillir.
— Avant de nous couvrir de bienfaits ! s’exclama Bertrand. Dalton, où sont cantonnés les soldats d’harans ?
— Dans un champ de blé, sur le chemin du domaine.
— Parfait ! Donnons tout ce qu’ils désirent au seigneur Rahl et à la Mère Inquisitrice ! Plus nous semblerons hospitaliers, et mieux ça vaudra !
— Ils voudraient avoir accès à la bibliothèque, dit Dalton.
— Eh bien, ils l’auront ! lança Bertrand. (Il reprit son gobelet.) Qu’ils y restent aussi longtemps que ça leur chantera ! Il n’y a rien, dans ces salles, qui puissent les aider.
Surpris par le vacarme, Richard se retourna.
— Ouste ! cria Vedetta Firkin en agitant les bras. File d’ici, sale voleur !
Le corbeau perché sur la planche clouée au rebord de la fenêtre sauta sur place en battant furieusement des ailes. Alors qu’il croassait d’indignation, l’Anderienne s’empara d’un long bâton posé contre le mur – pour aider à ouvrir les hautes fenêtres. Le tenant comme une épée, elle se pencha dehors et frappa l’oiseau noir.
Son plumage ébouriffé, le corbeau fit un bond de côté pour éviter le coup.
Vedetta abattit une nouvelle fois son arme. Prudent, l’oiseau s’envola, alla se poser sur une branche voisine et croassa de nouveau, comme s’il passait un savon à l’irascible bibliothécaire.
Vedetta ferma la fenêtre, posa le bâton, se frotta triomphalement les mains puis retourna à ses occupations.
Dès leur arrivée, Richard et Kahlan avaient longuement parlé avec dame Firkin. Une tactique visant à s’assurer sa collaboration, au cas où elle aurait eu l’intention de leur cacher certains ouvrages. Flattée d’être l’objet de leur attention, l’Anderienne les avait traités d’emblée comme des invités de marque.
— Désolée, dit-elle à voix basse, comme pour s’excuser d’avoir crié un peu plus tôt. J’ai fixé cette planche à la fenêtre pour donner des graines aux oiseaux. Mais ces maudits corbeaux viennent les voler !
— Ce sont aussi des oiseaux, dit Richard.
Vedetta ne dissimula pas sa surprise.
— Euh, oui… bien sûr… Mais ils sont nuisibles ! Si je les laisse manger toutes les graines, les oiseaux chanteurs ne viendront plus, et j’adore les entendre !
— Je vois…, fit Richard.
Il sourit puis se replongea dans sa lecture.
— Seigneur Rahl, Mère Inquisitrice, dit Vedetta, veuillez m’excuser de vous avoir dérangés. Mais les corbeaux peuvent faire tellement de bruit ! Je voulais préserver votre tranquillité.
— C’est très gentil à vous, dame Firkin, souffla Kahlan.
L’Anderienne bavarde fit mine de s’éloigner. Hélas, elle se ravisa.
— Pardonnez mon audace, seigneur Rahl, dit-elle, mais je dois vous dire une chose : vous avez un magnifique sourire ! Et il me rappelle beaucoup celui d’un ami à moi…
— Vraiment ? marmonna distraitement Richard. Et de qui s’agit-il ?
— Ruben… Un authentique gentilhomme !
— Eh bien, dame Firkin, dit le Sourcier, vous devez lui donner souvent des raisons de sourire !
— Ruben…, répéta Kahlan alors que l’Anderienne repartait vers ses occupations. Ça me fait penser à Zedd. Il lui est arrivé d’utiliser ce prénom comme pseudonyme…
— Si tu savais combien il me manque…, avoua Richard. Je donnerais cher pour qu’il soit là.
— Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas ! lança dame Firkin par-dessus son épaule. Je suis très calée sur l’histoire de la civilisation Anderienne…
— Oui, merci beaucoup, répondit Richard.
Voyant que l’Anderienne leur tournait le dos, il caressa discrètement la jambe de Kahlan, sous la table.
— Seigneur Rahl, concentre-toi sur ton travail ! souffla sa femme.
Le Sourcier tapota gentiment la cuisse de son épouse. Si elle n’avait pas été là, si délicieusement tentante, se passionner pour la lecture aurait été plus facile.
Fataliste, il ferma l’ouvrage qu’il étudiait et en ouvrit un autre. Des archives municipales où il doutait de trouver grand-chose de passionnant…
Si Kahlan et lui n’avaient rien découvert d’essentiel, Richard était parvenu à se faire une meilleure idée du passé d’Anderith. La bibliothèque méritait qu’on lui consacre du temps, car elle contenait l’héritage d’une culture plusieurs fois millénaire. Arrogants et un rien bornés, les Anderiens d’aujourd’hui, dans leur vaste majorité, devaient tout ignorer de la longue, complexe et sombre histoire de leur pays. Et pourtant, il leur aurait suffi de tendre la main, car elle se dissimulait en quelque sorte sous leur nez.
Richard avait ainsi découvert que les anciens Anderiens, bien avant l’invasion hakenne, avaient bénéficié des miracles d’une « direction » très avancée par rapport à leur propre développement. Bref, quelqu’un les avait protégés.
À lire les antiques chants et prières consacrés à ce bienfaiteur, qu’on honorait de toutes les façons possibles, le Sourcier aurait parié qu’il s’agissait de Joseph Ander. Être vénéré ainsi correspondait à son caractère tel que le décrivait Kolo. Et la plupart des « miracles » en question pouvaient parfaitement être l’œuvre d’un sorcier. Après qu’il eut quitté ce monde, les Anderiens s’étaient sentis orphelins. Privés du soutien des idoles qu’ils adoraient auparavant, mais qui ne répondaient plus à leurs appels, ils avaient été désorientés… et livrés à la merci de forces qu’ils ne comprenaient pas.
Richard se radossa à son siège, s’étira et bâilla. L’odeur des vieux livres saturait l’atmosphère du sanctuaire de la civilisation anderienne. Une senteur lourde et pleine de mystère, mais guère plus agréable que celle qu’on respirait dans un tombeau. Le Sourcier avait hâte de se remplir les poumons d’air frais – au moins autant que de résoudre l’antique énigme dont il n’avait pour le moment rassemblé que des bribes…
Assise près de lui, Du Chaillu caressait l’enfant niché dans son ventre tout en étudiant un ouvrage richement enluminé. La femme-esprit ne savait pas lire, mais elle s’émerveillait devant les images d’une série de petits animaux : des furets, des fouines, des campagnols, des renards et d’autres mammifères de petite taille.
La Baka Tau Mana écarquillait les yeux comme une enfant. Richard ne lui avait jamais vu une telle expression…
Près de sa femme-esprit, Jiaan se prélassait dans un fauteuil. En tout cas, il en donnait l’impression. En réalité, il se faisait aussi discret que possible, soucieux de tout observer sans qu’on le remarque. Une demi-douzaine de soldats d’harans faisaient les cent pas dans la salle, et des Anderiens montaient la garde près des portes.
La plupart des érudits avaient quitté les lieux, sans doute pour ne pas déranger la Mère Inquisitrice et le seigneur Rahl. Selon Kahlan, ceux qui restaient étaient des espions envoyés par le ministre.
Le Sourcier était arrivé tout seul à cette conclusion. Comme sa femme, il ne se fiait pas le moins du monde à Bertrand Chanboor. Depuis qu’il s’intéressait à Anderith, le peu de considération que son épouse accordait à ce pays avait influencé son opinion. Le ministre de la Civilisation n’avait rien fait pour modifier son jugement. Kahlan l’avait mis en garde contre cet homme, et elle avait eu sacrément raison !
— Là ! s’exclama Richard en tapotant une page. On en parle de nouveau !
Kahlan se pencha, regarda le texte et soupira en voyant le mot que désignait son mari.
Westbrook…
— Ce que dit ce texte confirme ce que nous avons découvert, souffla Richard.
— Je connais cet endroit, chuchota l’Inquisitrice. C’est une petite ville, pas très loin d’ici, je crois…
Le Sourcier leva un bras pour appeler la bibliothécaire, qui accourut aussitôt.
— Oui, seigneur Rahl ? Puis-je vous aider ?
— Dame Firkin, vous êtes une experte de l’histoire anderienne, si j’ai bien compris ?
— Oui, seigneur ! C’est mon sujet favori !
— J’ai lu plusieurs passages où on mentionne une ville appelée Westbrook. Il semble que Joseph Ander y ait vécu…
— C’est exact, seigneur. Cette ville se trouve au pied des montagnes, au-dessus de la vallée de Nareef.
Une confirmation de ce que pensait Kahlan. Et la preuve, très encourageante, que l’Anderienne ne cherchait pas à les induire en erreur ou à leur dissimuler des informations.
— Reste-t-il là-bas des souvenirs du passage de Joseph Ander ?
Dame Firkin sourit, ravie que le seigneur Rahl s’intéresse au grand homme dont son pays et son peuple portaient le nom.
— Eh bien, on y trouve un petit temple à sa gloire. Les pèlerins peuvent y voir son fauteuil préféré et d’autres petits objets… La maison où il vivait a récemment brûlé. Un terrible incendie ! Mais quelques reliques ont été sauvées, parce qu’on les avait mises à l’abri pendant la rénovation de la demeure. L’eau s’infiltrait, le vent avait endommagé le toit… En plus, des branches d’arbre – pense-t-on – avaient brisé les fenêtres, et la pluie, portée par les bourrasques, détériorait tout. Des trésors ont été perdus ! Pour finir, la foudre, à ce qu’on dit, a réduit la maison en cendres.
» Heureusement, quelques objets sont intacts, comme je vous l’ai déjà précisé. Ils sont exposés dans le temple, à présent. Vous imaginez, le fauteuil d’un si grand homme ? (Dame Firkin baissa la voix.) Mais il y a mieux encore, en tout cas pour moi : certains écrits de Joseph Ander ont traversé les siècles !
Richard se redressa sur son siège.
— Des écrits ?
— Oui, et je les ai tous lus ! Rien d’essentiel, vous savez… Des observations sur les montagnes environnantes, la ville, certaines personnes qu’il fréquentait. Mais c’est très intéressant !
— Je comprends…
— Bien sûr, ça n’a rien à voir avec les textes que nous conservons ici !
— Ici ?
— Oui, dans les catacombes. Sa correspondance, des livres sur sa philosophie, des poèmes… Ce genre de chose… Vous aimeriez les voir ?
Richard s’efforça de dissimuler son intérêt. Ces gens ne devaient pas savoir ce qu’il cherchait. C’était pour ça qu’il s’était interdit de formuler des demandes spécifiques.
— Eh bien… J’ai toujours eu une passion pour l’histoire. Donc, consulter ces textes devrait me plaire.
Comme Vedetta Firkin, le Sourcier remarqua que quelqu’un descendait les marches. C’était un messager – dans ce palais, il y en avait plus que de brins d’herbe dans une plaine. Voyant que la bibliothécaire parlait au seigneur Rahl et à la Mère Inquisitrice, le jeune homme roux s’arrêta à bonne distance, croisa les mains et attendit.
Jugeant plus prudent de ne pas parler de Joseph Ander à portée d’oreilles sûrement indiscrètes, Richard désigna le messager.
— Si vous alliez voir ce qu’il veut ?
Vedetta esquissa une révérence.
— Veuillez m’excuser un instant, seigneur…
— Richard, dit Kahlan, nous devons y aller. (Elle referma un livre et le posa sur la pile de ceux qu’elle avait déjà parcourus.) Nous avons rendez-vous avec les directeurs et quelques autres notables. Ne t’inquiète pas, nous reviendrons.
— Tu as raison… Au moins, le ministre ne figure pas sur notre emploi du temps. J’en ai par-dessus la tête de ses banquets !
— Je suis sûre que notre absence ne le déprimera pas. Je ne sais pas pourquoi, mais nous avons un talent fou pour saboter les festivités des autres !
Richard sourit et fit signe à Du Chaillu de se lever.
Dame Firkin revint sur ces entrefaites.
— J’aurais été ravie d’aller vous chercher ces livres, seigneur Rahl, mais une mission urgente m’oblige à m’absenter un moment. Si vous pouvez attendre, je ne serai pas longue. Les textes de Joseph Ander sont fantastiques ! Peu de gens sont autorisés à les voir mais pour des personnes aussi importantes que vous et la Mère Inquisitrice…
— Dame Firkin, coupa Richard, j’ai très envie de consulter ces documents. Hélas, je dois partir aussi, car les directeurs m’attendent. Mais je pourrais revenir plus tard dans l’après-midi, voire en début de soirée.
— Ce serait parfait, seigneur ! Comme ça, j’aurais le temps d’aller chercher les textes et de les préparer. Tout sera prêt pour votre retour.
— Merci beaucoup. La Mère Inquisitrice et moi sommes impatients de voir ces merveilles. (Richard s’éloigna, mais il se retourna après quelques pas.) Dame Firkin, si vous donniez quand même quelques graines à ce corbeau ? Le pauvre semblait affamé.
— Si tel est votre bon plaisir, seigneur…
Dalton se leva quand la bibliothécaire, plus de la première jeunesse, entra dans son bureau.
— Dame Firkin, merci d’être venue si vite.
— Eh bien, messire Campbell, quel beau bureau vous avez ! (La femme fit du regard le tour du propriétaire, comme si elle songeait à acheter la superbe pièce.) Oui, magnifique, vraiment…
— Merci, dame Firkin.
D’un discret hochement de tête, Dalton indiqua au messager de sortir. L’homme obéit et ferma la porte derrière lui.
— Et tous ces livres ! s’exclama dame Firkin. Ils sont magnifiques ! J’ignorais qu’il y en avait autant ici !
— Des traités de droit, pour l’essentiel. Tout ce qui touche à la loi m’intéresse.
— Une noble vocation, messire Campbell. Vraiment… Un choix qui vous honore, et un chemin sur lequel vous persévérerez, j’espère…
— C’est tout ce que je demande, dame Firkin. À propos de loi, il est temps de passer à la raison qui m’a incité à vous convoquer.
Vedetta jeta un regard appuyé à la chaise placée devant le bureau. Mais l’assistant ne l’invita pas à s’asseoir.
— On m’a parlé de la visite à la bibliothèque d’un homme qui semblait s’intéresser beaucoup au droit. Et qui brassait pas mal de vent, paraît-il. (Dalton posa les poings sur son bureau et se pencha en avant, le regard dur.) Selon un rapport, vous seriez allée chercher un livre précieux dans les catacombes, et vous le lui auriez montré ?
La vieille dame si bavarde en perdit toute son assurance.
Dalton savait que ce n’était pas la première fois qu’un des employés de la bibliothèque montrait ainsi ce livre. Pourtant, c’était contre le règlement, et donc illégal. En Anderith, beaucoup de lois restaient purement théoriques, et les contrevenants ne risquaient pas de peines sévères. Mais il s’agissait d’une tolérance induite par l’usage, et les choses pouvaient changer à tout moment. Pour un juriste, l’existence de ce « couperet » invisible était une aubaine, car elle permettait d’avoir davantage de pouvoir sur les gens. Selon l’interprétation qu’on choisissait d’en faire, le crime de Vedetta Firkin était à peine moins grave que le vol d’un trésor culturel. Et s’il décidait de la traîner devant un tribunal, elle risquait gros.
— Messire Campbell, gémit la bibliothécaire, je n’ai pas lâché le livre un instant, je vous le jure ! Je tournais les pages, pour que ce visiteur admire la glorieuse écriture du grand Joseph Ander ! C’est tout, et…
— Et rien du tout ! J’ai reçu un rapport à ce sujet, et je dois agir !
— Bien sûr, messire…
— Apportez-moi ce livre ! (Dalton tapa du poing sur son bureau.) immédiatement ! C’est compris ?
— Oui, messire. J’y cours.
— Posez-le sur mon bureau, pour que je le consulte. Si je ne trouve aucune information qui aurait pu servir à un espion, je passerai l’éponge, pour cette fois ! Mais n’osez plus jamais violer le règlement, dame Firkin ! Sinon, vous verrez de quel bois je suis fait !
— Oui, messire… Merci, messire… (Vedetta parvint à refouler ses larmes.) Messire Campbell, la Mère Inquisitrice et le seigneur Rahl sont venus à la bibliothèque.
— Je sais…
— Le seigneur voudrait voir les textes de Joseph Ander. Que dois-je faire ?
Dalton eut du mal à croire qu’un tel homme désire perdre son temps à étudier ces vieilleries. Il eut presque pitié de cet ignorant qui prétendait régir le monde. Presque…
— La Mère Inquisitrice et le seigneur Rahl sont des invités de marque et d’importants dirigeants. Ils peuvent voir tout ce qui les intéresse, sans aucune restriction. En conséquence, vous avez l’autorisation de leur communiquer ces documents. (Dalton tapa de nouveau du poing.) Mais le livre que vous avez montré à Ruben je-ne-sais-quoi, je veux le voir, et vite !
La bibliothécaire sautait d’un pied sur l’autre comme si elle avait eu un besoin pressant.
— Oui, vite, messire Campbell ! répéta-t-elle avant de sortir en trombe avec une seule idée en tête : retrouver ce fameux livre !
Dalton se contrefichait de cet ouvrage. Mais il ne voulait pas que la discipline se relâche. Pour conserver des ouvrages de valeur, il avait besoin d’employés fiables.
Même si les fils de sa toile d’araignée vibraient à cause d’événements bien plus importants que le sort d’un vieux grimoire poussiéreux de Joseph Ander, il devait régler tous les problèmes, si mineurs fussent-ils. Il jetterait sans doute un coup d’œil à l’ouvrage, mais l’important était que dame Firkin le lui apporte le plus rapidement possible.
De temps en temps, il convenait de terroriser les gens pour leur rappeler qui était le chef – et qui tenait leur vie entre ses mains. La mésaventure de la bibliothécaire ferait le tour du palais, et chaque employé en prendrait de la graine. Et si ça ne suffisait pas à calmer ce petit monde, le prochain larbin qui violerait le règlement se retrouverait à la porte !
Dalton se rassit et recommença à lire ses messages du jour. Le plus dérangeant parlait de la santé du pontife, censée s’améliorer. À ce qu’on disait, il avait même commencé à s’alimenter. Une mauvaise nouvelle, mais ce vieillard, de toute façon, ne vivrait pas éternellement. Tôt ou tard, Bertrand Chanboor le remplacerait.
Parmi les autres messages, un bon nombre annonçait la mort de personnes moins endurantes que le pontife. Dans les campagnes, les gens crevaient de peur à cause de décès mystérieux dus au feu, à des noyades ou à des chutes. Terrifiés par les créatures qui rôdaient peut-être la nuit, beaucoup de fermiers se réfugiaient en ville. Des gens mouraient aussi à Fairfield dans des circonstances étranges. Effrayés, les citadins allaient chercher la sécurité à la campagne.
Les gens étaient décidément idiots !
Dalton haussa les épaules et fit une petite pile bien carrée avec ses messages. Alors qu’il les approchait de la flamme d’une bougie, pour les faire disparaître, une idée le frappa. Renonçant à consumer les feuilles, il repensa à ce que Franca lui avait dit un jour, et conclut que ces textes pourraient lui être utiles dans l’avenir.
Il les glissa dans un tiroir…
… Et leva les yeux quand une voix familière lança :
— Mon chéri, encore au travail ?
C’était Teresa, vêtue d’une robe rose qu’il ne se rappelait pas l’avoir vue porter auparavant.
— Tess, ma chérie, quel bon vent t’amène ?
— Je viens te surprendre dans les bras de ta maîtresse !
— Quoi ?
Teresa entra, approcha du bureau et alla se camper devant une fenêtre. La ceinture de velours vert qui ceignait la robe soulignait la finesse de sa taille et la rondeur épanouie du reste de son corps.
— Je me suis sentie bien seule, la nuit dernière…, soupira-t-elle en regardant les promeneurs qui flânaient sur la pelouse.
— Je sais. Ça m’a brisé le cœur, mais j’avais ces messages à envoyer, et…
— J’ai cru que tu étais avec une autre femme.
— Tess, je t’ai fait parvenir un mot pour t’avertir que j’avais du travail !
Teresa se tourna vers son mari.
— Quand je l’ai reçu, ça ne m’a pas étonnée, parce que tu restes tard au bureau tous les soirs. Mais lorsque je me suis réveillée, un peu avant l’aube, sans te trouver à côté de moi… Eh bien, j’aurais juré que tu étais dans le lit d’une autre !
— Tess, je ne…
— Pour me venger, j’ai pensé à me jeter au cou du seigneur Rahl, mais la Mère Inquisitrice est beaucoup plus jolie que moi, et j’ai eu peur qu’il me repousse !
» Alors, je me suis habillée et je suis venue ici pour pouvoir te traiter de menteur quand tu rentrerais en prétendant avoir passé la nuit au bureau. Mais il y avait des messagers partout, et je t’ai vu leur donner des ordres et leur distribuer des documents. J’ai espionné pendant un moment : tu travaillais pour de bon !
— Pourquoi n’es-tu pas entrée ?
Teresa approcha enfin de son mari, s’assit sur ses genoux et l’enlaça.
— Je ne voulais pas te déranger.
— Tu ne me déranges jamais, Tess ! Dans ma vie, tu es la seule chose qui ne soit pas un fardeau !
— J’avais honte de te montrer que je doutais de ta fidélité…
— Alors, pourquoi m’en parles-tu maintenant ?
Teresa embrassa Dalton, qui en eut le souffle coupé. Elle seule savait donner à un homme de tels baisers !
Quand elle s’écarta, elle sourit de le voir loucher sur son décolleté.
— Parce que je t’aime, idiot ! Et parce que tu me manques. J’ai mis ma nouvelle robe, pour te donner envie de venir faire un petit tour dans notre lit.
— Tess, tu es beaucoup plus jolie que la Mère Inquisitrice !
— Alors, ce petit tour par chez nous ?
— Va m’attendre bien au chaud, je ne serai pas long !
D’un coup d’œil discret, Anna s’assura qu’Alessandra la regardait.
Dès que la Sœur de l’Obscurité était entrée sous la tente, la Dame Abbesse lui avait demandé si elle pouvait prier avant de manger. D’abord surprise, sa geôlière avait fini par dire que ça ne la dérangeait pas.
Assise dans la poussière, et toujours attachée à son piquet, Anna se recueillait avec une totale sincérité. S’ouvrant au Créateur, un peu comme elle s’abandonnait à son Han, quand il était encore présent, elle laissa Sa Lumière l’emplir de joie et de sérénité. La paix que seul le Créateur pouvait dispenser enveloppa son cœur et son esprit, et elle Le remercia de lui accorder un sort si doux, comparé à celui de tant d’autres malheureux.
Elle pria aussi pour qu’Alessandra, touchée par un rayon de la véritable Lumière, lui ouvre de nouveau son âme.
Quand elle eut fini, elle tendit le bras aussi loin que ses chaînes le lui permettaient et envoya un baiser à son annulaire gauche, qu’elle ne pouvait pas atteindre. Ce geste rituel marquait sa fidélité au Créateur, dont elle était symboliquement l’épouse.
Alessandra ne pouvait pas regarder cela sans se souvenir de l’allégresse qu’on éprouvait en communiant avec Celui à qui on devait d’avoir une âme. Toutes les Sœurs de la Lumière, dans l’intimité, avaient un jour ou l’autre pleuré de félicité en priant…
Toujours du coin de l’œil, Anna vit la Sœur de l’Obscurité porter d’instinct sa main gauche à ses lèvres. Si elle était allée au bout de ce geste, cela serait revenu à trahir le Gardien !
Alessandra avait livré son âme, un don du Créateur, au maître démoniaque du royaume des morts. Mais qu’avait-elle reçu en retour ? Que pouvait proposer le Gardien pour convaincre une femme intelligente et sensible de renoncer à la Lumière ?
— Merci, Alessandra. Me laisser prier avant le dîner était très gentil…
— Gentil, vous voulez rire ? J’espérais seulement que vous mangeriez plus vite, après… C’est que je n’ai pas que ça à faire, vous savez !
Anna soupira d’aise, heureuse d’avoir senti dans son cœur la présence du Créateur.